Fan-fictions World of Warcraft.
L'Apparition par Tertius Mohiam Contes et légendes du monde  <    Publications     > 

[d'après Ce soir à Samarcande, de Jacques Deval]
L'Apparition
par Tertius Mohiam.
Lorsque je séjournais à Hurlevent, j'avais pris pour habitude de deviser et échanger quelques souvenirs avec le père Séverin. C'était sans doute là une manière de nous convaincre que nos vies n'avaient pas été vaines.
Ce fut lors de l'une de ces soirées d'automne, alors qu'un vent humide venu de la Grande Mer faisait battre les volets de bois et soufflait les lanternes mal protégées, après que nous eussions évoqué l'infortune du Prince Arthas — que la Lumière ait pitié de lui —, puis le sort de certaines peuplades primitives liées aux paroles d'un oracle, et enfin d'une manière plus générale les tortueux chemins du destin, auquel il semble vain et futile de vouloir échapper, qu'il me rapporta cette histoire singulière.
D'aucuns pourront prétendre que le père Séverin prit un malicieux plaisir à abuser de ma naïveté, ou de mon goût pour l'insolite. D'autres avanceront que sa longue charge au service de la Sainte enflamma son imagination et qu'il peinait, au crépuscule de sa vie, à distinguer la réalité des confessions de certains moines exaltés. Que le lecteur se fasse sa propre opinion sur la véracité des faits rapportés ici, car il n'appartient pas au conteur de réduire le monde aux parchemins conservés par les Archives Royales.

En ce temps, me dit le père Séverin, Hurlevent n'était pas tombé, et l'abbaye du Comté-du-nord possédait encore ses cloches [1], que l'on pouvait entendre jusqu'aux Carmines. Le Saint Ordre des Clercs était puissant ; il fit ériger un monastère à la Lisière, dans l'espoir de faire briller la Lumière au plus profond de la Marche.
Aujourd'hui, il ne reste rien de ce monastère dont on voulut bien me confier la charge. Ce n'était certes pas un édifice flamboyant. Il présentait l'humilité et la rudesse d'un corps de ferme auquel on avait ajouté des dépendances, une chapelle et un campanile, mais il seyait à la prière et les simples y étaient abondants.

Un matin, peu après laudes [2], au plus fort de l'hiver, le sacristain surgit dans mes appartements, portant le plus poignant épouvantement sur le visage. Sans attendre mon invitation, il en claqua la porte derrière lui et s'assura que le verrou était tiré. Puis, reprenant son souffle, il s'avança vers moi pour chuchoter :
— Père, père Prieur ! Aidez-moi, par la Sainte, sauvez-moi !
Après l'avoir calmé du mieux que je pus, je parvins à lui faire raconter la mésaventure qui l'avait bouleversé. J'appris ainsi que, traversant le cloître après l'office, il lui avait semblé apercevoir une silhouette entre deux colonnes. Prêt à réprimander quelque novice égaré, il s'approcha pour découvrir une femme de haute taille, au teint très pâle, aux cheveux sombres et la gorge voilée par une écharpe rouge. Dans son regard infiniment vide, il reconnut la Mort.
— Mon père, me supplia-t-il enfin, je vous l'assure, en me voyant, elle a fait un geste vers moi... Si la Mort me cherche ici, mon père, pardonnez ma terreur et permettez-moi de fuir. N'aviez-vous pas des missives pour l'Abbaye ? Confiez-les moi dès maintenant et, en me hâtant, j'y serai avant complies [3]. Là-bas, le père abbé et sa compagnie de paladins me protégeront.
La requête était inhabituelle, surtout venant de cet homme, pieux mais austère et aux paroles d'ordinaire mesurées. Tout en écoutant son récit, je ne pus m'empêcher de laisser aller mon regard vers le cloître en contrebas mais un épais brouillard, fréquent à ce moment de l'année, ne me permit de rien distinguer. N'ayant pas le cœur à tourmenter davantage cet homme troublé, empli de peur et de honte, je lui confiais des plis sans grande importance pour l'Abbaye et l'autorisais à partir sur-le-champ.


Peu après son départ précipité, j'allais inspecter le cloître, porté par l'espoir d'apporter quelque lumière sur cette rencontre insolite, mais aussi de ramener la paix dans l'esprit du pauvre homme à son retour. Je dois avouer que la possibilité de deviser avec la Mort, et peut-être de faire montre de mes connaissances théologiques, excitait mon imagination, même si ce vœu était sans doute davantage porté par mon orgueil que par un véritable désir de mieux comprendre les royaumes de l'au-delà.

Quoi qu'il en soit, je trouvai sans difficulté l'étrange femme qui semblait se promener nonchalamment dans le cloître. Elle était telle que l'avait décrit le sacristain ; sa beauté froide, son assurance et son détachement me saisirent.
— Pourquoi avoir effrayé mon sacristain, qui est encore jeune et bien portant ?, lui demandais-je.
— Saint Prieur, répondit-elle de sa voix d'outre-tombe et pourtant familière, car il est dit que tous, avant de naître en ce monde, avons connu la Mort. Je n'ai pas voulu l'effrayer mais, en le voyant ici, à la Lisière, j'ai eu un geste de surprise, car je l'attends ce soir à l'abbaye du Comté-du-nord.
[1]. Le père Séverin fait ici référence à la Deuxième Guerre, durant laquelle l'abbaye subit le siège du Marteau du crépuscule. Bien que son beffroi ait par la suite été reconstruit, les cloches qu'il abritait ne furent jamais remplacées.
[2]. Grand office du lever du jour.
[3]. Dernier office de la journée, avant le coucher.
***