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La Recette du bonheur par Tertius Mohiam Contes et légendes du monde  <    Publications     > 

[Adaptation d'un conte de François Sivade.]
La Recette du bonheur

par Tertius Mohiam.
Dès leur plus tendre enfance, on ne pouvait imaginer deux frères de caractères plus différents.
Alors que l'ainé était d'une nature calme et heureuse, le cadet semblait toujours envieux et mécontent, comme si quelque chose manquait à sa vie. Quand l'un repris avec bonhomie la boulangerie de son père dans un petit village d'Elwynn, l'autre partit et s'endetta pour apprendre l'art subtil des arcanes.

Elève brillant, le plus jeune étudia dans les meilleures écoles de Hurlevent et fut ensuite admis à l'université de Dalaran. Là-bas, durant de longues et éprouvantes années, il apprit l'abjuration, la conjuration, la transmutation et l'évocation. Toutes ces nuits à lire et relire les études les plus hermétiques, dans sa petite chambre, semblaient n'en faire qu'une. Parfois, alors que les premières lueurs de l'aube dessinaient les silhouettes des tours élancées de la ville, il imaginait son frère. Avait-il une épouse, des enfants ? Etait-il toujours heureux à pétrir pâte et gâteaux avec des gestes lents et sûrs, à surveiller patiemment la cuisson des pains et des croissants dans le grand four familial ?

Premier de sa promotion, il devint rapidement réputé pour sa maîtrise précoce du tellurisme arcanique qu'il monnayait à hauteur de son savoir. Il fut bientôt invité à des assemblées restreintes, dans des salons aux sols de marbre où les éminences du Kirin Tor, vêtues de lourdes robes richement brodées, dissertaient de l'avenir des Royaumes sous le regard sévère d'illustres prédécesseurs figés dans d'immenses tableaux. Ebloui par l'épaisseur des tapis et le vernis sans défaut des immenses tables de travail aux pieds finement ornés, il fut un temps grisé par la sensation de côtoyer l'élite de la cité. Bien vite cependant, il redevint impatient, absent parfois, et les moins avertis de l'âme humaine prirent pour de l'avidité et de la morgue ce qui n'était que profonde insatisfaction.

Reconnu pour son savoir et sa prestance, portant beau et doté de revenus confortables, il n'eut aucune peine à séduire l'une des plus belles filles de la bonne société. La courbe de son visage, de ses hanches, la finesse de ses chevilles, la douceur de son sourire et la vivacité de son esprit le ravissaient. D'abord fier des regards envieux ou jaloux qu'il sentait sur leur passage, il découvrit ensuite qu'il aimait sa promise d'un amour sincère et profond. Beaucoup considèrent encore les festivités qui accompagnèrent leur mariage comme des plus réussies, les artificiers de Pandarie engagés pour l'occasion ayant rivalisé d'audace avec la troupe d'un théâtre burlesque spécialement invitée de Hurlevent.
Pourtant, à peine de retour de leur lune de miel, il redevint emporté, irritable même, toujours à la recherche d'un bonheur inaccessible, bien que paraissant à portée de main.

Toujours dévoué dans son travail au sein du Kirin Tor et avisé dans ses relations, il ne tarda pas à faire partie du cercle fermé des puissants, l'un de ceux à qui l'on vient demander respectueusement conseil, faveur ou protection, dans le confort solennel et rassurant, mais aussi légèrement inquiétant, d'un bureau aux lourdes tentures. Le soir venu, il retrouvait son épouse, toujours charmante et enjouée malgré ses grossesses, et il jouait avec ses enfants, les plus beaux enfants dont on puisse rêver. Ensemble, ils reconstruisaient les hautes tours de Dalaran avec des cubes en bois, ou traçaient sur une ardoise aux propriétés magiques des runes fantaisistes et compliquées, folles et aux couleurs vives. Mais parfois, la chute d'un cube trop hardiment placé, ou une rune aux contours incertains, l'entraînait dans de sombres rêveries, oublieux du présent, laissant sa famille désemparée.
 
Un soir, alors qu'il lisait en famille — devant son jeune public toujours aussi enthousiaste à la cinquantième lecture — l'histoire terrifiante et merveilleuse de deux paladins pourfendant sans relâche vilains et dragons, ses pensées allèrent vers son frère pâtissier, connu pour son humeur toujours tranquille et égale. Comment pouvait-on se satisfaire d'une existence aussi morne, répétitive et sans aucun défi ? Comment son frère pouvait-il vivre bienheureux dans un tel ennui ?
Il eut alors l'intuition forte et lumineuse qu'un fait fondamental lui avait échappé, lui qui était passé maître dans les trames complexes des arcanes et des jeux de pouvoir. Il décida de rendre visite à son frère sans attendre.

Celui-ci l'accueillit avec son habituelle joie tranquille, heureux de voir sa famille rassemblée, et alla bien vite préparer les succulentes brioches parfumées à l'eau de rose qui avait fait sa renommée dans le village.
Plus tard, alors qu'ils étaient réunis pour déguster les fameuses brioches, l'aîné qui, bien que simple, était loin d'être idiot, remarqua que son riche frère était toujours rongé par cette sournoise insatiabilité. Il prit alors dans sa main une brioche, chaude et dorée, resta silencieux un moment, comme perdu dans ses pensées, puis la montra à son frère et lui dit :
— Tu seras heureux quand tu cesseras de désirer autre chose que cette brioche toute ronde et à peine sortie du four.
Puis il tendit la brioche à son frère qui le regardait sans comprendre, conscient cependant que le moment était important.

Sur le chemin de retour vers Dalaran, le cadet ne cessa de repenser à cette intuition qui l'avait comme retourné lorsqu'il avait pris la brioche de son frère pâtissier. Il y avait là quelque chose de fondamental, quelque chose de profond et d'invisible qui appuyait sur son esprit, n'attendant que l'occasion propice pour se révéler. Aussi, afin de ne pas oublier l'imminence de cette révélation, il demanda à ses serviteurs d'aller chaque matin acheter des gâteaux variés pour toute sa famille dans la meilleure et la plus chère pâtisserie de la ville pourpre.
Maintenant, chaque matin, avant de rejoindre ses pairs pour décider des affaires du royaume, lorsqu'il déjeune dans la salle à manger cossue et ensoleillée de sa belle demeure, entourée par sa délicieuse épouse et ses enfants éclatants de santé, il savoure une brioche parfumée à l'eau de rose dans un assiette en argent et célèbre le bonheur enfin trouvé, car nul doute que bien du courage et du talent furent nécessaires pour qu'un homme de simple naissance comme lui parvint à mener la vie qu'il menait.
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